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IN SEMICERCHIO, RIVISTA DI POESIA COMPARATA LXV (2021/2) pp. 6-12

ALAIN BADIOU, Trois poètes au service de la supériorité du Commun (scarica il pdf)


S’il y a une évidence, aujourd’hui, c’est celle d’une désorientation implacable de l’humanité. Elle s’est installée, à échelle mondiale, dès la disparition de toute politique visant à la désaliénation des sujets, désormais soumis sans défense aux lois du marché. Or ces lois réduisent l’existence à la dialectique du travail et de la marchandise ; ou au triptyque qui a donné son titre à un fameux essai de Marx : « Salaire, prix, et profit », les deux premiers asservis au troisième.
Au fond, il s’agit au départ d’une constatation banale : le triomphe planétaire du capitalisme, bâti sur l’échec du communisme d’Etat en Russie, puis en Chine, est parvenu à faire disparaitre toute idée stratégique d’une émancipation de l’humanité toute entière. Déjà Thatcher, aux origines de ce renversement des données politiques, déclarait que «  il n’y a aucune autre solution ».
Mais ce que j’entends traiter n’est pas l’objectivité stratégique. C’est l’examen de ce qui permet, au ras des subjectivités disparates, une sorte d’acceptation morose, parfois coléreuse, presque toujours aveugle, de cette victoire d’un capitalisme apparemment, désormais, sans adversaire à sa taille. Et je ramènerai les malfaçons subjectives qui fondent l’acceptation de la dictature universelle du Capital à trois, même s’il en existe d’autres. D’abord, l’individualisme déchaîné, le culte du Moi, le motif de « mes » libertés, comme si on pouvait être libre quand des millions d’autres ne le sont à l’évidence pas. Ensuite, l’acceptation du traitement par l’Etat bourgeois, l’Etat des «  fondés de pouvoir du Capital  » -- comme disait Marx --, de questions profondes, notamment celles du lien entre la mort et l’action publique. Et enfin, la participation, partout, des formations politiques qui se nomment « socialistes », ou «  communistes  », à ce simulacre politique, cette aliénation massive, que sont les procédures « démocratiques  » de type électoral, au détriment du fait, évident, que pour construire, il faut aussi détruire.
Je pourrai alors convoquer trois poètes qui ont eu conscience de ces mortelles confusions, de ces aliénations idéologiques, sur lesquelles la prétendue « politique » repose, pour imposer aux sujets un culte aveugle de l’aliénation capitaliste. Trois poètes en trois langues  : l’anglais pour Emily Dickinson, l’allemand pour Bertolt Brecht, l’italien pour Pier Paolo Pasolini. Une sorte de brigade internationale du poème, au service de l’idée communiste, fût-ce sans le savoir. 
Emily Dickinson, un jour, au milieu du XIXe siècle. Le monstre « individualisme », le culte bourgeois du Moi, est déjà gros et gras, mais au moins, dans les hideux faubourgs, rôde aussi, maigre et volontaire, l’ennemi ouvrier. Ce tout premier communiste sans le savoir, et sans que la poète sache que c’est de lui qu’elle parle, reprend, depuis sa solitude, au tout début d’un poème de huit vers (comme sont tant des éclairs langagiers qu’Emily Dickinson engendre), l’énoncé mythique d’Ulysse : « I’m Nobody ! » Je suis Personne :

I’m nobody ! Who are you ?
Are you Nobody – too ?
Then there’s a pair of us – don’t tell !
They banish us, you know

Ce qui est très remarquable, c’est que cette affirmation à la Ulysse n’est là que pour ouvrir à une question, adressée à on ne sait qui, et donc adressée à l’humanité toute entière : « Who are you ? » Qui êtes-vous ? La réponse, tout à fait surprenante, est que celui ou celle à qui s’adresse la question doit être supposé(e) Personne, lui-elle aussi. Le second vers concentre cette découverte : « Are you – Nobody – Too ? » Êtes-vous – Personne – Aussi ? 

Nous avons là une interrogation impérieuse d’une grande importance : Si je parviens à n’être personne, à oublier l’impératif narcissique, ce n’est pas pour me sauver ou pour jouir d’être anonyme, c’est immédiatement pour interroger l’autre afin de bâtir, si possible, une communauté des anonymes, ce qui veut dire, outrepasser l’individu, non vers la jouissance d’un retrait, mais vers la construction d’une humanité générique. Or, l’autre nom de la construction d’une humanité générique et égalitaire est bel et bien « communisme ».
Le troisième vers répond elliptiquement à la question que pose le deuxième : l’individu auquel Personne a demandé abruptement qui il était, a bel et bien répondu qu’il était lui aussi Personne, ce dont se réjouit le premier anonyme en ces termes : « Then there’s a pair of us ! » Donc nous faisons la paire ! Voilà une mise à mal bien engagée du fétiche identitaire de type individualiste, quand, supprimant leurs noms, deux individus s’identifient réciproquement comme Personne, donc comme membres de l’Humanité, dont la singularité nominale, ou de provenance, importe peu.
Si intense à vrai dire, cette réciprocité anonyme, qu’elle pourrait bien être dangereuse : dans le monde de l’individualisme exacerbé, s’approcher ainsi sous le couvert du sans-nom est un risque, dont il faut tirer la leçon : « Don’t tell ! the’d advertise – you know », Ne dites rien ! ils le diraient partout – vous savez bien. Notons que déjà le premier Personne suppose que le second sait ce qu’il en coûte de se soustraire au fétichisme du Moi. N’étant l’un et l’autre Personne, ils vont s’entendre à demi-mot. Nous le savons : tout désir actif d’impersonnaliser le lien social organise, au début, sa clandestinité.

Récapitulons en français :

Je suis Personne ! Qui êtes-vous ?
Êtes-vous – Personne – vous aussi ?
Mais alors, c’est une paire, Nous ! -- Pas un mot !
Vous le savez : Ils nous expulseraient. 

Le second quatrain tout entier est consacré à dénoncer l’individu qui se sait tel et se vante d’être tel. Il est comme le récit de ce que, dans l’abri qu’ils ont trouvé pour leur si intense rencontre, les deux « Personne » de l’Humanité se disent, à partir de la levée qu’ils opèrent du fardeau d’être un individu singulier, nommé, placé :


How dreary – to be – Somebody !
How public – like a Frog –
To tell one’s name – the livelong June –
To an admiring Bog !

Tentons aussitôt de traduire :


Quelle monotonie – être – Quelqu’un !
Quelle vulgarité – comme une Grenouille –
Dire son nom – tout au long du Juin vivant –
A une tourbière extasiée.

Les deux «  Personne  » construisent leur accord comme celui d’une libération  : il était vraiment dur d’être quelqu’un  ! Qu’il faille constamment dire son nom, des frontières à la moindre rencontre, qu’il faille transporter partout sa carte d’identité, qu’il soit requis de se distinguer de tout autre individu, afin que soit sauf le fétiche contemporain, quelle horreur ! L’humanité ainsi désorientée, atomisée, chaque atome épinglé au monde par le nom propre, comme un insecte épinglé dans une boîte de collectionneur, quelle souffrance ! 

C’est l’été, c’est le Juin vivant ! Serons-nous chacun une grenouille qui coasse l’identité factice du Moi ? Ou, à l’ombre des rencontres salvatrices, serons-nous des Personnes qui confrontent amicalement l’aventure générale des vies humaines ? 
Le choix d’Emily Dickinson est fait : ne pas être un individu-grenouille. Tentons que ce soit aussi le nôtre. Et sur cette base subjective, tournons-nous, avec Brecht, vers l’Etat et ses manifestations. Un poème va nous parler de l’inconnu selon la vie et l’universalité contre l’inconnu symbole étatique de la mort et l’identité.
Ce poème, titré Conseils à ceux d’en haut, est écrit en 1927. Bertolt Brecht part du cérémonial collectif et étatique le plus connu, au siècle dernier, concernant la mort : la célébration du « soldat inconnu », partout dans le monde, durant toutes les années qui suivirent la boucherie de 14-18.   
Après avoir fait massacrer des millions d’hommes dans la boue et la neige pour un résultat si nul qu’il fallut recommencer, en pire, vingt ans après, les gouvernements des puissances impériales convièrent régulièrement les survivants à se prosterner devant les restes d’un cadavre si abîmé que nul n’avait pu le reconnaître. 
Le point sur lequel Brecht va méditer est l’introduction, dans le cérémonial nationaliste, de l’adjectif « inconnu ». Pourquoi célébrer le soldat « inconnu » ? Brecht va nous le dire : Le « soldat inconnu » n’est tel qu’autant que la misérable finitude nationale en capture les pauvres restes. Il devient ainsi, volens nolens, un inconnu parfaitement rangé dans les catégories de la finitude, un inconnu bien de chez nous, un inconnu dont la valeur tient à la nationalité comme au fait que c’est par passion pour sa nation – à moins que ce ne soit par obéissance aux ordres de l’Etat – qu’il est mort explosé, déchiré, enterré dans la boue, sans qu’on puisse même identifier ce qui restait de lui. 
Le mot « inconnu » est ici contredit par cette insidieuse connaissance, qu’on suppose partagée, de la valeur d’une identité nationale et impériale. Le pauvre mort est prié d’incarner, face aux drapeaux de la cérémonie, qu’il est juste de mourir pour cette identité. «  Inconnu  » désigne en fait un corps d’autant plus voué à la célébration nationale, dévoré par l’Etat, qu’il n’est nullement connu et reconnu à partir de son existence singulière, mais uniquement en tant qu’il symbolise l’identité nationale dans le registre de la mort, ici complice en finitude de la passion identitaire.
Alors, Brecht va nous présenter un tout autre « inconnu », celui dont Marx avait très tôt annoncé que, justement, il n’avait pas de patrie, qu’il était sans identité, qu’il incarnait ce que Marx appelait « l’humanité générique » : l’ouvrier de toutes les villes du monde.
Il le décrit ainsi, cet « inconnu » qu’il convient d’opposer au « soldat inconnu » des différents cultes de la mort :

Un homme quelconque, extrait des mailles du trafic,
Dont on n’a pas vu le visage
Pas aperçu l’être secret
Pas entendu distinctement le no

Et enfin il le nomme : « l’ouvrier inconnu », « l’ouvrier des grandes villes qui peuplent les continents ». C’est à lui, à lui vivant, que nous devrions «  enfin rendre hommage ». Ce serait délier l’inconnu de toute identité autre qu’universelle. Ce serait l’internationaliser, l’arracher aux passions nationales mortifères. Ce serait aussi relier « inconnu » à l’affirmation de l’humanité générique, dans son trajet vers le communisme, au lieu de souder ce mot à la mort et aux ordres de l’Etat. Ce serait faire de millions de vivants inconnus la substance réelle de l’avenir, et non le symbole crispé et décharné des rivalités entre Etats. Oui, la célébration de l’ouvrier inconnu pourrait être pour l’internationalisme ce que la Fête de la fédération a été pour la Révolution française : la conscience collective, organisée, à échelle mondiale, de ce qu’un nouveau monde est à l’ordre du jour, dont le héros politique est en quelque manière ce n’importe qui, que nul ne connaît, mais dont tous savent qu’il est la seule force dont on dispose pour que soit poursuivie la construction du nouveau monde. Voici comment Brecht le dit :


A un tel homme on devrait
Dans notre intérêt à tous
Rendre un hommage d’une particulière ampleur
Avec une émission spéciale :
« A l’ouvrier inconnu »
Et
Un arrêt de travail de toute l’humanité
Sur l’ensemble de la planète. 

On voit qu’il n’y a pas seulement, dans le passage du « soldat inconnu » à « l’ouvrier inconnu », la transformation d’un symbole identitaire fermé en une figure universelle, pas seulement le basculement dialectique du culte de la mort et du passé à celui de la vie et de l’avenir. Il y a aussi la restitution des actions populaires à leur destination véritable : à la fausse grève, à la fausse minute de silence imposées par l’Etat, se substitue l’idée d’une solidarité ouvrière mondiale célébrant sa propre valeur générique. En vérité, à la finitude de la triade : mort, nation, Etat, se substitue, par cette variation sur l’adjectif « inconnu », une infinité potentielle, dont « ouvrier » est le nom provisoire, et qui est comme l’invention par l’humanité de sa vérité immanente. On conquiert ainsi l’inconnu dont la puissance collective fera que, « demain, l’Internationale sera le genre humain ».

Reste à se demander quels sont les moyens de cette invention : lent processus, ou révolution violente ? Notre troisième poète, Pier Paolo Pasolini, consacre à ce point un long poème, titré Vittoria, publié en 1964.  
De ce poème, j’extrais un passage significatif quant à la question qui nous occupe. Ce fragment traite de l’amère déception de Pasolini devant les pratiques de la gauche italienne, et, plus précisément, de deux graves fautes du parti communiste. La première est d’avoir été infidèle à la lutte armée de milliers de jeunes gens contre le fascisme et le nazisme durant la guerre. La deuxième est d’avoir été incapable d’organiser la révolte de centaines de milliers de jeunes ouvriers ou chômeurs dans les banlieues des villes italiennes. Nous avons ainsi une double négation des jeunes gens du peuple. Dans le passé, où l’on a oublié leur combat, dans le présent, où leur révolte se voit méprisée. Tout le poème va convoquer ces jeunes gens pour leur offrir, eux qui n’ont nulle demeure, le royaume du poème comme le lieu possible de cette demeure.
Pasolini a de très importantes raisons de s’intéresser passionnément à l’existence et aux luttes des jeunes prolétaires — ceux que nous appelons aujourd’hui «  les jeunes des banlieues  », et dont nous savons qu’ils alimentent jour après jour le Fantôme sécuritaire de la France contemporaine, historiquement défaite et mentalement gâteuse. D’abord son frère cadet, Guido, a été tué pendant la guerre en combattant comme partisan, comme résistant. Et le plus terrible est qu’il n’a pas été tué par les fascistes, mais par des communistes d’un autre pays, des Yougoslaves, en raison de la rivalité entre Italiens et Yougoslaves concernant le contrôle de certaines régions frontalières. Ensuite, conduit par son désir, Pasolini a toujours eu des relations avec de jeunes ouvriers très pauvres ou avec les chômeurs des banlieues. Cela explique pourquoi nombre de ses poèmes parlent de la contradiction entre histoire, politique et existence concrète de la jeunesse prolétarienne. 
Un passage de Vittoria éclaire singulièrement les méandres de cette contradiction. Pasolini « raconte » métaphoriquement une histoire qui après tout est encore la nôtre, et qu’on peut transcrire ainsi : Tout le monde dit que la politique doit être « réaliste », que toutes les illusions idéologiques se sont révélées dangereuses, voire sanglantes. Le « réalisme » invoque le réel, mais que veut dire le réel pour une politique ? Le réel c’est l’histoire. Le réel c’est le devenir concret des luttes et des résignations, de la négation et du consentement. Comment dès lors comprendre ou connaître l’histoire ? Nous pouvons le faire en connaissant les lois de l’histoire, les grandes lois du devenir. Telle est la leçon du marxisme. Ne peut-on cependant objecter que les lois de l’histoire sont les mêmes pour nous que pour nos ennemis  ? Et si tel est le cas, comment distinguer la négation de l’approbation ? Nous sommes dans une situation où, avec la disparition de l’idée même de révolution, la négation totale du vieux monde, sa destruction, semblent ne plus être à l’ordre du jour. Mais de ce fait, la négation « faible », ce que dans le monde parlementaire on appelle l’opposition, devient elle-même une complicité. La contradiction, loi de l’histoire, brouille le conflit, loi de la politique.
Dès les années soixante, Pasolini constate tristement que les supposés révolutionnaires vont exactement là où l’ennemi va, « sous la conduite de l’histoire, qui est leur histoire à tous deux». Donc l’espoir politique, comme subjectivité novatrice, comme rapport au monde à la fois global et créateur, violent et lumineux, est impossible. La politique sous sa forme révolutionnaire était le poème collectif de l’existence des jeunes. Et voici qu’on leur dit, que notre Occident repu et morne leur assène, que ce poème est désormais impraticable. Il en résulte que si les jeunes morts de la dernière guerre, mus qu’ils étaient par cet espoir poétique, pouvaient voir la situation politique actuelle, ils refuseraient la complicité réaliste. Ils ne pourraient pas accepter leurs pères politiques, qui, à l’époque et pour Pasolini, sont les dirigeants du Parti communiste. Au-delà de ce refus des pères, les jeunes morts de la Résistance, mêlés aux vivants, deviendraient obligatoirement barbares et nihilistes, exactement comme les jeunes chômeurs des banlieues le sont aujourd’hui devenus. 
Voici maintenant le fragment essentiel de Vittoria dans la traduction de José Guidi :

« Pas de politique sans réalisme », âme
guerrière, avec ta délicate rage !
Ne reconnais-tu pas une autre âme, allons donc !
                                                                  [Celle
où il y a toute la prose de l’homme habile,
du révolutionnaire qui s’attache à l’honnête
homme moyen (même la complicité
avec les assassinats des Années Amères se greffe
sur le classicisme protecteur, qui caractérise
le communiste comme il faut) : ne reconnais-tu pas
                                                               [le cœur 
qui se fait l’esclave de son ennemi, qui va
là où l’ennemi va, sous la conduite de l’histoire
qui est leur histoire à tous deux, et qui les rend, au fond,

étrangement pareils ; ne reconnais-tu pas les craintes
d’une conscience qui, luttant contre le monde
enregistre les règles de cette lutte au cours des siècles,

comme sous l’effet d’un pessimisme où sombre,
pour y tremper sa virilité, l’espérance. Joyeuse
d’une joie qui renie toute arrière-pensée

est cette armée – aveugle dans l’aveugle
soleil — de jeunes morts, qui viennent
et qui attendent. Si leur père, leur chef,

les laisse seuls dans la blancheur des monts, dans
                                                        [les paisibles
plaines — absorbé en un mystérieux débat
avec le Pouvoir, enchaîné à sa dialectique

que l’histoire l’oblige à réformer sans trêve —
tout doucement, dans les cœurs barbares
des fils, la haine fait place à l’amour de la haine,

ne brûlant plus qu’en eux, peu nombreux, les élus.
Ah, Désespoir, qui ignores les codes !
Ah, Anarchie, libre amour
de Sainteté, avec tes chants altiers !

Ce poème est un manifeste pour la vraie négation. Son motif capital est le suivant  : Si l’opposition est séparée de la destruction, comme elle l’est au régime de la « démocratie » représentative et parlementaire, nous avons comme résultat la haine et le désespoir. Le symbole de ce résultat est que les héros morts de la dernière guerre sont amenés à fusionner avec les ouvriers méprisés de nos banlieues dans une sorte de figure terroriste. Mais si la destruction est séparée de l’opposition réfléchie, de l’affirmation émancipatrice, comme elle l’est quand les terroristes prétendent se passer de toute transmission rationnelle et des vérités qui en sont la matière, nous avons comme résultat l’impossibilité de la politique, parce que les jeunes gens sont absorbés dans une sorte de suicide nihiliste collectif, lequel est sans pensée ni destination.

Dans le premier cas, les pères, qui sont responsables de l’orientation politique émancipatrice, abandonnent leurs fils au nom du réel et du réalisme. Dans le deuxième cas, les fils, qui sont la force collective de toute révolte possible, abandonnent leurs pères au nom du désespoir. Or la politique d’émancipation n’est possible que si certains pères et certains fils s’allient dans une négation effective du monde tel qu’il est.
Quelques remarques de détail pour soutenir cette lecture.
1. Dans tout le début, avec l’idée de « Realpolitik » nous avons quelque chose comme une négation sans destruction. Tel est le sens véritable de l’opposition, au sens démocratique usuel. Opposition du genre de celle des partis socialistes contre la droite en Europe, des démocrates contre les républicains aux USA. Nous trouvons chez Pasolini deux excellentes définitions de ce type de négation : « la prose de l’homme habile » et « le classicisme protecteur ». Notons que dans les deux cas c’est le style artistique conservateur qui sert de comparaison. C’est que le réalisme démocratico-parlementaire définit l’action politique comme un art du possible, c›est-à-dire comme une pratique de la répétition. En effet, dans un ordre historique donné, le possible est précisément la répétition de cet ordre. De même, dans l’ordre des pratiques artistiques, l’habileté et le néo-classicisme incarnent la répétition plus ou moins masquée d’un ordre formel révolu. 
2. Les «  Années Amères  » sont les années de la guerre qui, en Italie, a été aussi largement une guerre civile, entre communistes et fascistes, voire une guerre d’épuration dans le camp communiste lui-même, comme lors des affrontements entre maquisards italiens et yougoslaves.
3. Le cœur de l’action critique parlementaire ou démocratique, définie en fait par Pasolini comme suppression de la politique au nom du réalisme historique, est de substituer quelques règles à la violence du réel. Dans mon jargon je dirais, substituer les règles de l’histoire ou de l’économie à la rupture de l’événement. Ou, comme le dit Sarkozy, tout régler en fonction du patrimoine des riches, et pour cela « en finir avec Mai 68 une fois pour toutes ». Lorsque vous acceptez que votre « lutte », celle de l’opposition démocratique, soit sous une règle d’alternance et de soumission qui implique l’annulation de tout poème historique, de toute destruction fabuleuse, vous êtes contraint de partager « les règles de cette lutte » avec votre ennemi et finalement vous devenez «  l’esclave  », le frère de votre ennemi. Telle est, nous dit fermement Pasolini, l’inéluctable devenir de l’opposition « de gauche », qui entend soustraire le conflit à toute interférence de la destruction. En ce sens, l’opposition est en fait la mort de la négation, la mort de tout espoir politique. 
4. Dans ce contexte Pasolini a une sorte de vision splendide et mélancolique. L’armée des jeunes morts de la dernière guerre, et parmi eux assurément son frère cadet Guido, viennent voir leur père, leur chef. Sans doute, à l’arrière-plan, s’agit-il de Gramsci, le père du communisme italien dispersé dans les cendres de l’histoire. Mais plus immédiatement, ces « pères », qui ont survécu à leurs fils, sont les dirigeants de la prétention révolutionnaire des années cinquante et soixante. L’armée des jeunes morts, «  aveugle dans l’aveugle soleil  » vient et attend « dans la blancheur des monts, dans les paisibles plaines  ». Et ils voient leur père, leur chef, absorbé dans la très faible forme de la négation, la négation qui accepte les règles, qui connaît et partage les lois réalistes de l’histoire. Cette négation n’échappe pas au pouvoir. Elle est seulement une obscure relation avec le pouvoir lui-même, c’est « un mystérieux débat avec le Pouvoir ». Ainsi le père, sous l’œil de tous ces fils antérieurs à son propre pouvoir, n’est absolument pas libre, il se montre « enchaîné » par la dialectique du pouvoir.
5. La conclusion est que ce père les « laisse seuls ». Nous voyons alors à quel point le problème est un problème d’aujourd’hui. L’armée des jeunes morts était du côté de la destruction, de la haine. Ils existaient du côté de la négation dure. Mais, dans la survie de leur regard posthume sur les pères à venir, ils attendent une orientation, une négation qui, sous une loi paternelle, réconcilie destruction et affirmation créatrice. Et ce qu’ils voient est que les chefs actuels, enchaînés au réalisme économique et sécuritaire, les abandonnent. Il ne leur reste donc que la part destructrice de la négation, ils n’ont plus que le « Désespoir, qui ignore les codes ».
6. La description par Pasolini de la subjectivité des jeunes du peuple est très expressive. Oui, ils étaient du côté de la haine, de la destruction. Ils étaient des « jeunes hommes en colère ». Mais maintenant, et la formule est frappante, « la haine fait place à l’amour de la haine ». Cet amour de la haine est la négation comme pure destruction. Sans aucun accès à l’affirmation neuve, à une loi qui soit celle des promesses de l’aube, sans pères, sans chefs, il n’y a plus à nu que « les cœurs barbares des fils ».
7. La grande poésie est toujours une anticipation, une vision de l’avenir collectif. Ici Pasolini décrit la subjectivité terroriste. Il indique avec une précision surprenante que la possibilité de cette subjectivité parmi les jeunes gens est née de l’absence de tout espoir rationnel de changer le monde, ce qui veut dire l’absence de toute rationalité communiste. C’est pourquoi il crée une équivalence poétique entre le désespoir (conséquence nihiliste de la fausse négation), l’anarchie (la version politique purement destructrice) et le «  libre amour de Sainteté », qui est le contexte religieux du terrorisme, avec la figure du martyr.
Cette équivalence est certainement bien plus claire aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quarante ans, quand Pasolini écrivait « Victoire ». Une fois encore, sondant son propre délaissement par l’Histoire, le poète nous lègue dans la langue et ses opérations une vérité éternelle, celle des effets de la déliaison totale entre les fils et les pères, entre le désespoir et la transmission, entre destruction et affirmation.
Que nous enseigne, intacte et sublime, la langue poétique de Pasolini, bien avant notre présent désastre  ? Que les problèmes politiques du monde contemporain ne sauraient être résolus, ni dans le faible contexte de l’opposition démocratique, qui, de fait, abandonne des millions de gens à un destin nihiliste, ni dans le contexte mystique de la négation destructrice, qui n’est qu’une autre forme de pouvoir, le pouvoir de la mort. Si même l’idée de révolution est obscurcie, il demeure que nous ne pouvons accepter ni l’affirmation sans destruction, ni la destruction sans affirmation. « Victoire », « Vittoria », titre ironique du poème, c’est déjà l’image sans issue de la guerre entre deux puissances de mort : le réalisme « démocratique » du Capital, et le nihilisme terroriste des déshérités.
Pasolini ouvre une méditation profonde sur le lien entre violence et vérité. La violence n’est pas, comme cela a été répété au siècle dernier, la partie créatrice et révolutionnaire de la politique. La voie de la liberté est une voie essentiellement affirmative. Mais pour protéger l’affirmation elle-même, pour défendre le nouveau royaume de la politique émancipatrice, nous ne pouvons pas exclure radicalement toutes les formes de violence. L’avenir n’est pas du côté des sauvages jeunes des banlieues populaires, il serait irresponsable de les abandonner à eux-mêmes hors de toute rationalité politique organisée. Mais l’avenir n’est pas davantage, et même moins encore, du côté de la sagesse démocratique de la loi des pères, qui n’est que la généralisation d’une horreur : la puissance des riches protégée contre le désespoir des jeunes par une police infâme. Nous avons donc à apprendre de la subjectivité nihiliste, pour que la transmission ne soit jamais résignation, qu’elle soit l’invention d’un possible réellement étranger aux règles établies de notre situation. Qu’elle affirme les droits au poème de l’existence historique.
Apprenons d’Emily Dickinson que la fraternité des sans-noms est supérieure à la rumination du Moi. Apprenons de Bertolt Brecht à remplacer, dans toutes les commémorations historiques, le soldat inconnu du nationalisme par l’ouvrier inconnu de l’internationalisme. Apprenons de Pier Paolo Pasolini à ne pas être « absorbés en un mystérieux débat avec le Pouvoir », à ne jamais « laisser seuls » des millions de jeunes gens « dans la blancheur des monts » ou « dans les paisibles plaines  ». De ces apprentissages, le communisme réel, suivant les recommandations du poème, sortira fortifié.

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11 maggio 2021
Hodoeporica. Presentazione di "Semicerchio" 63 su Youtube

7 maggio 2021
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23 aprile 2021
La poesia di Franco Buffoni in spagnolo

22 marzo 2021
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19 giugno 2020
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1 giugno 2020
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30 aprile 2020
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