« indietro Michel Deguy
Mutation?
La revue de poésie comparée Semicerchio, de Florence, s’inspire de l’essai de Guido Mazzoni Sulla poesia moderna (2005), pour une réflexion sur le poids social de la poésie. Son «enquête sur le mandat social du poète» pose les questions suivantes:
- Est-il possible de reconnaître un «mandat social» au poète d’aujourd’hui?
- La perte de communication du langage poétique est-elle une conséquence de la perte de représentation et de reconnaissance sociales?
- Pouvons-nous mesurer l’influence qu’exerce aujourd’hui la poésie sur le renouvellement du langage commun ou du langage de la culture?
- Est-il possible d’attribuer à la chanson la représentativité sociale qui a été depuis des siècles l’apanage de la poésie?
Voici ma réponse.
*
Réponse à l’enquête italienne (à M. Landi)
La vue que vous nous demandez de prendre sur la poésie et le poète est sociologique. Nous avons à considérer, sous cet angle, la poésie comme un phénomène social, et aujourd’hui le risque est de réduire les choses de la poésie à cette phénoménalité-là, risque «bourdieusien», que vous prenez sans gêne. En ce qui me concerne, je considère qu’il est bien nécessaire en effet de traiter l’affaire en ces termes, mais, comme j’appartiens à cet ensemble d’écrivains soucieux de poésie en tant qu’expérience originale et écriture de poèmes, je ne pourrai pas ne pas faire allusion à un certain nombre de présupposés axiomatiques qui se réfèrent à une poétique pensive «continuée par tous les moyens», qui tend à prendre en vue la chose même, s’il en est une – et qui ne réduit pas la poésie à sa réduction.
Votre questionnement, qui s’appuie sur Walter Benjamin, est radical, et dans cette mesure, excellent. Il faut être radical en pensée aujourd’hui plus que jamais; ne pas se payer de mots et voir les choses en face, comme disent banalement des locutions françaises. Y va-t-il, parmi d’autres «fins», de la fin de la poésie? Qu’est-ce quirésiste à cette hypothèse?
La situation de la poésie dans son monde et dans le monde, dans sa réception et le rôle qui lui est encore concédé, est régie de fond en comble par le cours culturel des choses. Comme je ne peux ici reprendre même brièvement mes analyses du culturel[1] en tant que phénomène social total, je vais le mettre en scène, le représenter, le cadrer, à l’aide de deux exemples.
Le poète municipal
Le «poète»? Dans le train (train) culturel, c’est, quasi, un employé municipal: je me rappelle au Québec, invité à rencontrer des «poètes», bien sûr très sympathiques, dans une de leurs Maisons ad hoc, je remarquai des pancartes et piquets contre un mur. On me répondit qu’on se préparait à une grève, à un piquet de grève des poètes, devant la Mairie: grève de poètes, comme des éboueurs, pour une revendication municipale; pour les loisirs organisés; ou un temps de publicité à la Radio; ou quelque chose de ce genre.
Poète dans la cité, à la marge, incompétent en tout (déjà depuis Ion, à cause de Socrate), pas très au courant (on le répute «distrait»); sans pouvoir, pas «dans le coup», sauf à la frange épidictique de cérémonies, parfois, un court instant, il défend, faiblement, son emploi raréfié. Peu invité, sauf au printemps-despoètes dans la salle des fêtes, ou parfois dans l’aprèscoup et quand on a besoin encore d’une figure à cette place, on l’applaudit.
Une querelle avec «Aujourd’hui poème» (Parineau, Darras) au sujet de l’opportunité d’offrir des poèmes aux clients d’un grand restaurant parisien m’avait fait écrire dans Libération: «Un p’tit poème et l’addition».
Le poète mondial
Nous sommes à Shengdhu, capitale provinciale d’une vingtaine de millions d’habitants. Enormes boulevards encore vides de voitures. Tout est prêt pour l’envahissement, la catastrophe écologique. C’est la Chine – «éveillée», beaucoup plus encore que ne l’avait prévu Alain Peyrefitte – qui ravagera la terre. Le communisme ayant échoué, l’empire soviétique détruit, le maoïsme aboli, on recommence tout : communisme? capitalisme. Paysannerie? prolétariat du livre I du Capital. Chefs d’entreprise? dirigeants du Parti Communiste. C q f d. But: surpuissance économique de la Chine; c’est tout. Au besoin, la planète y passera.
Quant au culturel, ils ne voient pas de quoi il s’agit, ne peuvent comprrrendre de quoi nous parlons. Pourquoi? D’une part les journaux (Canton 2004) affirment volontiers: «Maintenant la poésie a perdu toute influence». D’autre part la municipalité (nous sommes à Shengdhu…) nous reçoit en pompe culturelle sur l’air de Tu-Fu, Li-Po, Su-Shi: les Maîtres, les Sages, les Fonctionnaires, qui ont inventé langue et civilisation. Précisément la dimension culturelle (qui, encore une fois, n’est pas un aspect, mais affecte le phénomène social «totalement» au sens de Marcel Mauss, et nullement une «superstructure» idéolo[1]gique au sens marxiste) est précisément celle où se confondent la «culture» traditionnelle et la néo-cultu[1]re multiculturelle, en laquelle toute minorité tient à et par l’image de marque de son phénotype[2].
Le culturel, que la plupart des intéressés prennent uniment pour la culture-continuée-par-d’autresmoyens, dits «modernes» ou postmodernes (voire «posthumains», comme y insiste la revue «Critique», que je vais citer plus bas) est, dans une société où ni les distinctions langagières ni la réflexion critique philosophique ne permettent encore de discerner le problème, ce qui rend possible la simultanéité indifférente de ces deux côtés («d’une part / d’autre part»): la permanence-revenance de l’archaïque dans l’illusion du même et l’irréversible rapetissement, insignifiance sociale, de la poésie et des poètes. On peut prévoir à court terme que la poésie chinoise de mieux en mieux mondialisée dans les échanges «worldwide» (traductions, colloques, fêtes, etc.) ne cessera d’afficher sa richesse, son éclat (etc.) tout en «n’existant plus». Les intellectuels chinois – et, bien sûr, de tout pays accédant au marché libéral mondial – ne sont pas encore prêts à entendre cette concomittance. Il leur (il nous) faut prendre un point de vue «hors système» pour se voir en agents du culturel «global».
L’avenir de cette illusion commande notre sort social de producteurs quelconques et par exemple en «productions poétiques»[3].
À quoi peut bien servir la poésie?
Il faut un récit (mille récits) pour qu’il se soit passé quelque chose. Par exemple un match de football: les journaux du lendemain font le match (ou Pindare les Olympiques, si vous vous rappelez). Or le film, la «pellicule» (comme disent les Espagnols) sous toutes ses formes, avec une diversification et une puissance stupéfiantes, répondent à cette nécessité. Le romanlui aussi, encore un peu. La poésie ne le fait plus, après n’avoir fait que ça pendant des siècles – et jusqu’au temps d’Apollinaire, de Cendrars, de Claudel… et encore, on le montrerait, avec le surréalisme qui, en fomentant la Révolution (qui ne fut que sa révolution), voulait forcer la réalité à petits coups. Le «par tous» de Lautréamont engendrait le «groupe» surréaliste: il faut un nous pour qu’il y ait un sujet de l’action, et ainsi de l’action. L’adieu de Rimbaud, sa défection et son abdication, c’était un avertissement, qui ne fut pas entendu. Sa postérité réintégra cette deuxième moitié de vie à son œuvre, œuvre-vie intégrale pour faire sa légende: une des dernières légendes de la poésie. La défaite devient victoire mythique.
À la poésie reste-t-il au moins le présent? Soit ce que Mallarmé appelait «le phénomène futur». Mais le je[1]lyrique contemporain, fourmillement autobiographique «autofictif» décompose la «circonstance», la dissèque et la réfracte dans un milieu de réfringence idiosyncrasique: tels «poèmes», le plus souvent réfrac[1]taires à une pensée philosophique ou théorique qui ouvrirait sur le présent du monde, n’intéresse à peu près personne d’autre que l’«auteur» (même déclaré défunt dans les années françaises 1970) et ses proches.
«Tous poètes?» affichait récemment une publicité pour la collection Poésie / Gallimard. Trop tard! Certes la resocialisation culturelle de la poésie (dont je vais dire encore un mot) autorise cet optimisme récupérateur, mais c’est dans la perspective de «l’animation» (réanimation?) chère aux psychopédagogues, et du «droit à l’expression» de la «spontanéité créatrice» de chacun, sous l’invocation de laquelle toutes les «personnalités» s’équivalent. Tous égaux sous cette nouvelle loi. Façon d’euphémiser la mort du Poète, la fin de l’Œuvre, même si le Génie rimbaldien reste au programme de la licence. «Et moi! Et moi!» disent les enfants et les confectionneurs de plaquettes.
La semaine dernière j’observai ceci dans une rame du métro parisien: à l’emplacement réservé à la campagne «un poème dans le métro», où prennent place des citations de quatre ou cinq lignes (il faut que ça tienne dans le panneau réservé sous le plafond) offertes à une lecture flottante entre deux stations, un gros tag recouvrait le texticule placardé (qu’il fût de Lao ou Mao, de Char, d’Héraclite ou du quasi anonyme «poète contemporain») des trois lettres noires énormes du mot NUL. Mon goût n’est pas ton goût. Match nul en effet. Les places sont chères et les gagnants arbitrairement élus.
Le sort de la poésie dans les sociétés avancées contemporaines est anthologique et thématique. Passé à cette moulinette, de Dante même il ne restera bientôt plus grand-chose. Or, dès qu’une société «s’avance», en Chine par exemple, ou, si vous préférez, monte à bord du train capitaliste de la mondialisation, la poésie s’exténue, sa valeur marchande s’aplatit, son «influence» cesse (Journal de Canton).
Peut-elle s’en tirer par un devenir autre?
La question du medium
Je scrute une interview d’Eduardo Kac, parue à l’instant dans la revue «Critique», numéro des «Mutants» (juin-juillet 2006; pages 553 sqq.) pour aller droit à ce qui est en cours, où «mute» la poésie. Quelle est la mutation? (Et, entre parenthèses, les sympathiques attardés de la révolte anti-transgénique, en France derrière les «écolos», feraient bien de lire tout ce numéro. C’est la «trans-génétique» qui est le phénomène «mondial», que José Bové le veuille ou non.)
Voici le propos de Kac, où il s’agit de «l’usage artistique de la mutation»:
«C’est à cause de la poésie que je me suis mis à utiliser les nouveaux média, dès le début des années 1980.»
«… nous sommes naturellement des êtres transgéniques.» (p. 556)
«Le bio-art est un art in vivo.»
«Il n’y a pas de norme. Il n’y a que des mutants. Ce qui importe c’est que vous vous sentiez en vie.» (p. 563)
«La mutation est d’abord un medium au même titre que l’huile en peinture.» (p. 555)
Etc.
Il s’agit de rien de moins que de la sortie de la poésie hors de la sphère du logique pris dans le sens archaïque grec (logikon), de la parole (logos), du langagier et linguistique, ou encore de ce que Barthes (dernier cours au Collège de France) appelait la phrase. Autrement dit du poème en tant que proposition, jugement, articulation grammaticale et logique intéressée à des vérités et à la vérité. La phrase, la strophe, le livre (etc.) sont devenus modalités d’un «medium»… parmi d’autres! Ainsi la terre s’éjecte-telle de ses parenthèses lettrées (littérales, et «cultivées»), dirais-je citant René Char à rebours.
Pouvons-nous (héritiers de la poésie occidentale) confier le destin de la poésie à un autre medium que le sien ou langage (Sprache)? Non. Parce que la langue n’est pas «un medium». Nous aurons à le soutenir amplement.
Pour faire entrevoir la portée de cette affirmation – qu’il est essentiel de ne pas confondre avec celles de l’attachement intégriste régressif des religieux à leur religion – je tourne l’attention vers ceci: dites à un fidèle de la Révélation, que le Coran-livre aura été «un medium», la Bible «un medium», suppléable, voire substituable, aujourd’hui par une BD ou de lavidéo (et que d’ailleurs, si Dieu remettait ça, il prendrait un autre medium…) et vous verrez la «colère»… Caractériser le livre (par excellence Le Livre), en tant que medium parmi les media, c’est le perdre. Comment alors «profaner» les religions du livre sans perdre le livre, tentative mallarméenne, c’est la question.
Le livre, c’est l’indivision de «la lettre et de l’esprit». Selon la tradition l’une «tue», l’autre «vivifie». Mais comme il ne peut y avoir d’«esprit» sans littéralisation scrupuleuse, ce sont les gardiens de la lettre qui rendent possible la vivification, ou interprétation (lecture), ou translatio (d’autres mots sont disponibles, tel résurrection). Herméneutique, exégèse, et heuristique font une boucle – cercle ou roue qui avance, en translation. Si bien qu’on peut dire que la lettre rend vivant et que l’esprit, «intégriste», menace de mort la lecture. Vie et mort échangent leur place.
Bien entendu le fameux binôme esprit/lettre, où se réplique le duo (le dualisme) idéalisme/matérialisme, est à déconstruire (au sens rigoureux, derridien, menacé d’inflation creuse par son emploi à tout propos). La déconstruction n’est pas une opération qui se termine comme un démontage, et a eu lieu. Elle est ce qui n’en finit pas: les grands couples terminologiques où se monnayent «la métaphysique», le partage sensible/intelligible, résistent. «Surmonter la métaphysique» est work in progress, encore interminable. De quoi ma remarque à l’instant est un minuscule exemple.
Retour critique sur les termes de votre enquête
Votre position est trop exclusivement bourdieusienne. Vous croyez que «tant que les groupes restreints chargés du patrimoine culturel ont gardé leur position hégémonique, la poésie a pu conserver son prestige, tout en exprimant la vision du monde d’une minorité très exigüe (etc.)». Je pense, sans avoir du tout place ici de déployer l’argumentation convenable, que cette manière de voir (qui, je le note, restreint l’intérêt de la poésie à la versification et son contenu à «l’autoréférentialité»), et bien qu’elle prenne acte fort exactement de la réduction de la poésie à son existence asociale ou marginale, laisse l’essentiel absolument intact, en dehors, et dans cette mesure elle ne peut comprendre vraiment ce qui fait que la poésie a du sens comme elle en eut, et que certains écrivains penseurs (qui acceptent encore l’appellation de poètes, ce qui entretient le malentendu…) s’intéressent à la poétique et à l’écriture parabolique.
Il manque à Bourdieu la médiation, certes pas d’une observation suffisante du culturel, mais d’une pensée radicale de ce phénomène «total».
Faute d’assumer (je ne dis pas de la commenter respectueusement, mais de l’avaler, de l’assimiler) la pensée heideggerienne et derridienne-stieglerienne du phénomène culturel, tâche dont le sociologue fameux s’est détourné violemment parce qu’il perdit toute créance en la philosophie, il ne prend pas la mesure du phénomène, c’est-à-dire en définitive de l’époque dans la phase du nihilisme où nous en sommes. Il croit que c’est la «domination» de la distinction qui opère culturellement, processus et machine à refaire de l’apartheid entre les classes, dominantes, sous-dominantes, et dominées. Il croit qu’on pourrait en sortir, comme si le culturel était «de droite»: illusion symétrique de celle de Fumaroli (son collègue au Collège de France!) qui croit que le culturel, malrusien-langien[4], est «de gauche».
Je suppose que votre conjecture au sujet de la chanson comme relais, avatar et «culture nouvelle», aurait l’approbation de Bourdieu. Mon jugement est différent. Que la poésie contemporaine, devenue asociale, ait «perdu toute légitimation collective» ne change rien à ce que fut et peut signifier et faire la poésie… à condition de l’entendre à l’allemande comme Dichtung, et, bien entendu, de chercher à en favoriser la translatio, par invention d’une «arche» qui la transporte (peut-être) sur les eaux de notre «Déluge» (les Dark times d’Arendt). La poésie ne s’en sortira pas toute seule, et le temps n’est plus aux querelles de confins ou, si vous préférez, au marquage des genres, à la redéfinition des différences entre la poésie et ses autres (qu’on l’appelle prose, ou roman, et autres); mais le temps est à l’association de ci-devant «arts» entre eux et avec de nouvelles «techniques» et à une écriture généralisée, que j’appelle parabolique, et qui «hésite» (eût dit Valéry) entre mythème, théologème, philosophème et poème.
La «légitimation collective» n’est pas la source de l’art. Le culturel est aussi une résultante de l’abaissement de la culture populaire. Il est même le nom de l’époque où s’abîme, dans la restauration, ou «restitution à l’identique» même, l’ancienne culture où le peuple, comme on l’appelait, était profondément cultivé. Il faudrait changer de peuple, dit la boutade brechtienne. Oui; malheureusement «les gens» ont remplacé le peuple, il n’y a plus «le peuple» à changer. La surpuissance définitive du régime icono-médiatique[5] publicitaire de la consommation de biens culturels étend l’empire monotone (hégémonique) d’une vulgarité multiculturelle «américanisée».
La chanson n’est pas l’issue de secours. Cherchons encore.
Le constat, descriptif, est très simple à condition d’en dédoubler la proposition:
A vue de sociologue, la poésie comme phénomène, mesurable donc en statistiques variées (de ventes libraires, de lectures estimées, de manifestations, etc.) s’expose dans la juxtaposition «indifférente» de ces deux énoncés exacts, factuels, contradictoires:
1. La poésie n’existe plus guère: à l’échelle des grands media (TV «prime time» (et 3 G), grandes audiences radiophoniques, publication dans les grands organes de presse…) la poésie, et tout spécialement le poème, n’ont plus lieu. «Les gens» peuvent n’en entendre jamais parler, n’en rien savoir, et ne pas même s’en aviser.
2. La poésie pullule. A une autre échelle: celle des petits media (bulletins, plaquettes, récitals, «ateliers», affichettes, etc.). «Y a d’la poésie» comme aurait pu dire Charles Trenet. Small is beautiful. Assignée à cette place secondaire à tous égards par le culturel, elle peut y vivoter indéfiniment.
Maintenant qu’est-il permis d’espérer, comme disait Kant? Que pouvons-nous faire (Lénine)? A quoi bon les poètes (Dichter) en temps obscurs (Heidegger)? A ce point, et puisque nous choisissons de suivre, c’està-dire de rejouer la donne des grandes poétiques occidentales (et, dans mon cas, de remonter à Baudelaire et à sa question[6] pour repasser par le différend de Celan avec Heidegger), nous ne parlons plus de poésie en termes de réception sociale, de tirage, d’animation des loisirs, de pédagogie. Si nous pensons la littérature en phrases plus philosophiques que linguistiques, plus historiques que journalistiques, plus théoriques que socio-économiques, nous ne pouvons nous contenter d’en retracer les fluctuations d’existence sociologique.
*
Je condense en peu d’axiomes les principes qui soutiennent la possibilité, et commandent le régime original, de la pensée dite poétique, ou, plus brièvement de cette poétique.
Nous sommes CE comme quoi nous sommes. L’expérience des choses dans la langue donne les figurants existentiaux («l’estampe originelle» dit Mallarmé) qui configurent et confictionnent notre vie.
«Nous sommes un dialogue», la citation de Hölderlin veut aussi dire «aujourd’hui» que dans l’élément de l’agir (qui inclut le politique), les hommes «ensemble» s’opposent les uns aux autres. Or, à la fin, «au fond», dans tout dialogue, c’est-à-dire tout conflit, il y va du jugement d’une situation, de la décision sur la question de savoir si deux (ou plusieurs) «choses» (les motifs ou thèses du contentieux) rapprochées sont homologiques (peuvent être subjuguées sous un «même»), ou non. En dispute ordinaire: l’un et l’autre ont à voir ensemble ou n’ont rien à voir. Le combat du même dans le jugement, c’est l’affaire (praxis) des humains. La pensée «pratique» est approximative; son approche se fait par rapprochements, comparaisons, et comparaisons de rapprochements ou analogies. L’opération est en son fond poétique.
La responsabilité d’écrire, prenant à témoins des contemporains dans des publications où l’intérêt de l’existence, voire les vérités, sont en jeu, implique, requiert, que le poète (si nous continuons à le nommer ainsi) réponde, pour lui et devant les autres, à la question «Quand sommes-nous?» (variante triviale: où en sommes-nous?).
Ma réponse en datation: ce qui est fini ne fait que commencer. Le mouvement de poursuivre (conserver en transformant), dont un leit-motiv hölderlinien avait été remarqué par Heidegger («Was bleibet, stiften die Dichter») et qu’il nous faut maintenant réinterpréter complètement, je l’appelle palinodie. L’«ode» (et le chemin…) reviennent en arrière pour un pas en avant post-heideggerien.
La cause matérielle du poétique (l’ancienne hylê d’Aristote, devenue «medium» dans les esthétiquescontemporaines) est la beauté de la langue. Dans les plis et replis de l’idiomaticité se recèle l’intraductible – à traduire; se ressource la pensée vernaculaire cherchant le poème de sa prose.
L’homonymie «poésie» recouvre le fourmillement de démarches hétérogènes. Or ne pas «entretenir la confusion» incombe à une déontologie minimale de poéticien: libre à beaucoup de tentateurs de «muter» par le «medium»; mais nous (et ce nous renvoie par exemple aux affinités des coopérateurs de la revue Po&sie) conservons l’élément dans lequel le poème s’invente et s’écrit, le «logikon» – qui n’est pas un medium parmi d’autres.
L’horizon est celui d’une littérature généralisée, ou écriture parabolique, soulèvement plutôt que relève des reliques langagières et littéraires, autrement dit du passé des œuvres. Résolution qui ne compte que sur ses propres forces, figuratives, sans étais religieux ni métaphysiques.
Repartons.
*
La passion intellectuelle où la sublimation s’attache par le haut, «donne un sens à la vie». Elle est d’autant plus éprise et stable (quelles que soient ses rechutes à l’occasion d’échecs, et, en général, sa «mélancolie») que son objet, «géniale invention», paraît découvrir du nouveau, un «continent nouveau». Ce qui changerait la vie donne un sens à la vie.
Prenons l’exemple de Lou Andrea Salomé et de la «psychanalyse», qui écrit à Freud pendant un quart de siècle. J’ouvre la correspondance à la page 57: «… quand chaque année s’est achevée plus riche, plus féconde, et durant laquelle il ne fallait pas manquer le moindre apport, toute mélancolie cesse et, au bout d’une nouvelle décennie, il y aura une nouvelle et joyeuse fête». Coadjutrice de Freud qui la considère comme celle qui comprend (Versteherin), elle participe à une révolution anthropologique.
Maintenant, peut-il arriver rien de semblable en «poésie»? Du côté de la poésie, cette très vieille chose, peut-il provenir aujourd’hui quelque chose de tel, une «future vigueur» (Rimbaud)? Quelle est la découverte qui repassionnerait? Pour beaucoup[7] la réponse est positive, le ton enthousiaste, et précisément, la mutation du medium est le nouveau continent. De ce changement, les premiers tressaillements se firent sentir il y a 30 ou 40 ans, sur l’air de pas grand-chose, avec des déclarations (pas encore des théories) sur l’oralité. En France, disait le cliché, on ne lit pas assez à voix haute, en séance publique de«reading», etc. Or la poésie, c’est la voix… qu’il fautvociférer pour entendre. Je ne discute pas ici de l’équivoque foncière du programme de telle insurrection (résurrection?), cachée dans l’usage de «voix» – mais avant de résumer la phase historique, je fais ces deux remarques:
– Beaucoup à l’époque crurent donner le change (Jean-Pierre Faye) dans une autre direction. Du côté de Tel Quel, théorie et textualité avec ancrage de la pensée politique dans les grands écrits de la révélation révolutionnaire du 19ème-20ème siècle[8], revue, donc, complètement aveugle à la question de la Technique (à la fois dans sa langue heideggerienne et dans sa fantastique révolution technologique[9]) flanquée de quelques auxiliaires (revue TXT, et autres) se lança dans «la production dite texte». On sait ce qu’il est advenu du «texte». Je gage que pas un étudiant d’aujourd’hui n’a une vue sur les années textuelles ou textiques. Le concept de texte fut avalé par les ateliers de la «génétique textuelle» et englouti par l’imprimante. Le texte, c’est ce qui sort à l’imprimante, ou s’amasse sur le Net, en blog ou en détail, et dont l’infinité va poser des problèmes d’archivage.
– La gentille espérance, lisible dans l’enquête de Semicerchio («la chanson née dans le domaine de la communication de masse [conquiert] une dignité culturelle remarquable […] développement d’une culture nouvelle […] destinée à envahir le territoire occupé par la culture traditionnelle») ne paraît pas avoir pris la mesure du phénomène culturel total. La chanson, technologie du concert, du CD, du téléchargement (etc.) est le chant même, la sonorisation victorieuse définitive, du culturel. Quant à une culture post et transculturelle elle est à inventer, et peut-être ne pourra-t-elle avoir lieu.
*
La mutation s’annonçait dans les invocations de l’oralisation, de la diction et de la performance, c’est-à-dire, en dernière analyse, du corps: insurrection du corps trop «négligé», fatalement accusatrice, donc, de l’intellectualité, et ornée de citations anti-«métaphysiques» faciles à se procurer dans le magasin nietzschéen. Les prodromes de la mutation du medium vers le bio-art auront été l’éloge de la voci-fération technoassistée en séances sonores très réussies, très appareillées, novatrices en effet et séduisantes. Diction et technologie, oralité de voix captées, transformées, reproduites, et électro-acoustiques; «lectures» sound poetry et synthétiseur, etc. Tout cela préparait l’âge, où nous entrons, celui du corps prothétique, de la symbiose entièrement neuve («posthumaine») du vivant «génétique» et de la numérisation en général (informatique). Autrement dit tout ce qui arrive estpiloté par la biochimie et la médecine: les progrès stupéfiants et incessants de l’imagerie, de la scannerisation, de l’ingénierie, de la nanotechnologie génétique, commandent non seulement la métaphoricité esthétique, importée de la science, mais les syncrèses effectives qui font rentrer l’art «dans le corps»: le devenir cyber du corps. Nous ne dirons plus avec Nietzsche «l’âme, c’est le corps»; mais «l’esprit, c’est le corps». Le dualisme métaphysicien (res cogitans, res extensa) se résorbe; le dualisme religieux (corps mortel, âme immortelle sauvable) persiste, proteste, se renforce, s’«intégrise». Une sorte de dualisme matérialiste soidisant humaniste, triomphant, s’empare de la sphère idéologique publicitaire mondiale, sauve qui peut le corps. Les deux corps de «l’homme» sont:
a. le body, l’image de marque de l’humanité bisexuée unisexe, image Benetton, L’Oréal, ce que vous voudrez, milliers de posters à l’étal des kiosques, du mâle-et-femelle, athlétique, svelte, bronzé, immortel… à imiter, à bâtir (building), à soigne
b. le cerveau; l’homme neuronal. Là aussi un grand comparant, celui de l’ordinateur, entraîne tout: le superordinateur post-humain n’est plus «maître du monde»… mais de l’univers: toutes les «énergies» sont mes «supports», mes prothèses. Et en attendant l’Ordre suprême orwellien ma paranoïa a prise sur cet univers.
Le théâtre devint chorégraphie. Les danseurs nus firent des pieds et des mains pour faire oublier le texte. Les ordinateurs réglaient le spectacle son et lumière.
Maintenant quelles raisons fortes avons-nous, nous les traditionnels, de maintenir l’à-venir de l’écriture, la pérennité du logos-livre, l’éternité de la vérité, dirait Badiou; refusant la sortie du logikon dans d’autres «mediums».
À la fin je n’en vois pas d’autre que celle qui est tirée de l’identité de la pensée et du parler. Le se-parler est l’étoffe de la conscience. Le «silence» dont on nous rebat est l’idéologème ennemi de cette pensée de la pensée-parole qui fait l’humanité; et ce n’est pas le silence de qui tait son monologue, mais le silence physiologique respiratoire de l’apprenti gourou. Le silence, refuge des ânes et des tueurs, abrite le mal sous l’alibi du «sentir». Silence, on tue! «J’ai senti que, et que…». Il ne faut pas sentir, mon garçon, il faut juger, comparer pour comprendre, élaborer, anticiper…! Il n’y a pas de penser qui ne soit intimement langagier, en jugements concaténés, et pas du tout en «ça se sent». L’intuition est une tout autre faculté que «l’impression»-sensation. Le livre et l’écriture reposent sur ce fondement, principe tiré de l’expérience «intime». (Se) parler n’est pas un medium facultatif de la conscience, un support échangeable. C’est le en quoi du de soi. Pas d’autre justification du logique et de lalittérature, où la poésie («perle de la pensée», disait jadis Vigny) est incluse. La révélation, «l’illumination», n’est pas silencieuse. C’est un livre (ce qui n’implique pas la croyance que «Dieu» est l’auteur livresque de la création typographiée); la révélation c’est que ça parle; elle est celle de la pensée à soimême en langage de langue «maternelle». À le forclore, nous quitterions l’humanité et entrerions en effet dans le post-humain.
Quel est le rapport de l’écriture à la croyance?
Voici une croyance humaine, rapportée densément par Christian Jambet, iranologue. «Il faudrait des pages pour exposer l’histoire de ce thème shi’ite majeur, celui de l’écriture divine des lettres, constitutive du livre du monde, du livre de l’âme et du livre saint, tous trois symbolisant entre eux.» (La grande résurrection). Allez donc expliquer à un musulman que son Livre est un support devenu changeant; que le Coran pourra passer en vidéo, en BD…
Nous, modernes, ne croyons – ne pensons – plus que le monde est un livre écrit en alphabet divin; ni même comme un livre. Une religion est archive de croyances reliques qui attendent, non leur destruction ou leur oubli, mais leur traduction, leur transformation. Le religieux intégriste est celui qui refuse ce transit. Il sépare même la lettre de la langue. Il régresse.
Le responsabilité de l’écrivain moderne est de professer telle dé-créance, ou incroyance, parce que «je», sujet cartésien devenu moderne, ne puis proposer de «vérité» que si je la tiens pour partageable, universellement.
L’écriture divine du livre cosmique est cette grande fable, institutrice de l’humanité, certes, mais devenue in-croyable; donc à transposer in-effaçablement. Cependant l’écrivain en est un qui ne croit pas pour autant que le livre (le livre à venir; l’écriture) soit devenu un support, un medium.
La difficulté est donc de composer avec ces deux vérités acquises; d’inventer une pensée qui les tienne ensemble; qui renonce à Dieu typographe, et n’abandonne pas la grammatologie.
Un croire – sans croyances.
C’est pourquoi il convient qu’en même temps que tels ou tels autres (telle autre «génération» comme on dit maintenant, l’air béat comme s’il suffisait d’être né 15 ans après pour inventer les issues de secours) inventent et proposent en toute liberté une autre étiologie (matérielle, formelle, finale, efficiente) à la «poésie» dans l’homonymie, «nous» (les conservateurs) fassions passer l’écrit: écriture parabolique, parabole de l’écriture.
J’insiste encore un peu dans le motif de cette résistance: ce qui importe le plus avec la conscience, sa virtus et son entéléchie, ce n’est pas tant son intentionnalité (car on peut supposer la même ouverture aperceptive-appétitive (si je reprends les attributs leibniziens de la monade) chez nombre d’espèces vivantes) que la conscience de la conscience: laquelle a sa condition d’exercice dans le (se)-parler. Cette conscience, ipséité «morale», n’est pas seulement dédoublement redoublant, dialyse du dedans, mais dislocation, déhiscence génitive, écartement d’une «vue» détachée (archimédique) et d’une vue particulière (corrélée à son «objet»). Principe: il faut qu’il y ait un dedans audedans pour qu’il y ait un au-dedans: une conscience de la conscience pour qu’il y ait conscience. Cette «vue» d’elle-même (ou saisie, ou surplomb…?) ne peut se prendre que pour autant qu’elle se dit, se parle, se thématise en langage: schématisme « logique » constitutif. Toute conscience est conscience de la conscience se le disant. La «vue» en surplomb de la conscience est la voix de la conscience, comme l’ont dit les philosophes, sages, moralistes. Que fait une voix? Elle parle; le se parler est l’élément de l’interiorité. Le silence intérieur, rappelait Merleau-Ponty, est bruissant de paroles. Parler, c’est parler en langue. Avec ou sans majuscule, dramatisée ou non par le Vicaire, savoyard, breton ou esquimau, la Voix de la conscience, de Socrate à Montaigne, à Rousseau, de Kant à Heidegger, à Merleau-Ponty, n’est pas l’exogène bas parleur d’un «démon» épisodique, mais l’entente de soi dans le milieu du logos. Immédiatement, ou identiquement, instance de jugement – du moi par je.
Le plus «humain» – que nous ne percevons pas à l’œuvre chez l’autruche ou la souris – c’est que «je» ne fais pas un avec ce que je suis et fais. Je suis autre, oui, très intimement. Je suis autre que ce que je sens, signifie, exprime. «Je» juge «moi»; Rousseau juge de Jean-Jacques, ou comme vous voudrez le raconter. Vue de la partie par le tout qui «survole», dira le philosophe Raymond Ruyer. Cette capacité ne fait qu’un avec le se-parler en une langue, qui le rend possible – et qui aliène les hommes les uns aux autres irréparablement. La conscience intime du temps qui passe «en moi» (ou plutôt en lequel je passe…) est espagnole ou française, anglaise ou tamoule. Monolinguisme du soi. Nous sommes très étrangers «entre nous».
[a cura di Michela Landi]
Michel Deguy è filosofo e poeta. Professore all’Università di Paris VIII, è stato Presidente del Collegio Internazionale di Filosofia. Dirige la rivista «Po&sie» ed è traduttore di Heidegger e Célan. La sua opera è ed è stata oggetto di vari studi critici.
NOTE
[1] La plus récente est au chapitre du livre La Raison poétique (Galilée, 2000) intitulée «Du culturel dans l’art». Un nouveau Robert (4 volumes) s’appelle CULTUREL: cet adjectif recouvre, en énorme corps typographique, l’ensemble des volumes. Or le dictionnaire n’offre pas de définition fondamentale du phénomène! La notion (appelons ça comme ça) dont le nom subsume ce «phénomène social global» et enveloppe de son sigle tout le travail lexicologique, échappe à sa signification. Paradoxe redoutable d’une boiterie (boîte noire?) au cœur du système… mais paradoxe pour nous, c’est-à-dire quelques phi[1]losophes, qui n’en est pas un pour les usagers, qui «ne s’en aper[1]çoivent pas» (lanthanesthaï) et ainsi n’accèdent pas l’a-léthé-ia requise. Soit la logique pascalienne: - peuple: inconscience et inscience de la différence culture ≠ culturel. Rapport heureux au «culturel» comme développement de la culture de toujours. - Demi-habile: aperçoit et utilise la différence; croit que le culturel est une étape du progrès, et même du progrès des Lumières. C’est par exemple la position optimiste des agents du culturel, à commencer par le Ministre. Toujours plus de culturel pour sortir de l’obscurantisme (darkness of the times). - Habile: position onto-logique: le culturel nomme à «l’âge de la technique» la phase nihiliste présente. Analyser homonymies, paradoxes, apories est la tâche. [2] Ailleurs, j’ai remarqué que la patrimonialité en termes de (re)traçabilité du génotype est ce qui ajoute sa valeur culturelle identifiante à tout étant: caractérisation nullement superficielle, donc, mais exactement onto-logique. [3] L’usage des guillemets ici et en général pointe l’homonymie, c’est-à-dire la différence du tout au tout cachée sous le même, la «vampirisation». [4] André Malraux; Jack Lang, «inventeurs» de l’instance politique (ministère) des affaires culturelles. [5] Le plus récent artefact, où s’indistinguent moyen et fin, est l’appareil de troisième génération (3 G) qui permet la visiophonie, le téléchargement de vidéos et de musique, les jeux en ligne – et de regarder la télévision, toute la télé, rien que la télé. [6] Réouverture après travaux (Galilée; à Paraître 2007). [7] Interview de Eduardo Kac dans «Critique». [8] Marx, Engels, Lénine, Mao. On se rappelle le livre de Sollers consacré aux discours du Yunnan de Mao. [9] On sait que la conversion de Soller l’amena finalement à la considération philosophique du nihilisme (Heidegger, la technique) (cf. dernier numéro de L’Infini, n. 95). ¬ top of page |
|||||
Semicerchio, piazza Leopoldo 9, 50134 Firenze - tel./fax +39 055 495398 |