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« indietro Prose et poésie.
Considérations à partir de Monsieur Jourdain et de son maître de philosophie
Judith Balso
«Monsieur Jourdain: Non, non; point de vers.
Le maître de philosophie: Vous ne voulez que de la prose?
Monsieur Jourdain: Non, je ne veux ni prose, ni vers.
Le maître de philosophie: Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.
Monsieur Jourdain: Pourquoi?
Le maître de philosophie: Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.
Monsieur Jourdain: Il n’y a que la prose ou les vers?
Le maître de philosophie: Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose et vers et tout ce qui n’est point vers est prose.»
(Le Bourgeois gentilhomme, Acte II, scène IV)
Admirable Molière qui, sous l’apparence du plat bon sens, est profond. Rien, d’abord, à dire de plus – sauf à identifier ce qui, dans une époque ou une séquence donnée, palpite à l’intérieur de cette double négation: toujours, sans doute, la nécessité de dessiner chaque espace par délimitation d’avec l’autre. Sous la contrainte, dont joue Molière pour en faire ce couple de théâtre, qu’il n’existe aucun dehors possible de cette dualité, de sorte que ce qui n’est pas l’un est en effet l’autre, obligatoirement. Pas de troisième espèce. Ce que confirme l’échec des catégories englobantes qui tentent de nier cette partition: «écriture», «littérature», «textualité». On objectera qu’on a «touché au vers», ce qui rendrait la distinction désormais 18 plus obscure. En réalité, le travail continue à opérer constamment, et des deux côtés, sur le partage.
En France, des poètes auraient-ils commencé? Baudelaire créant la catégorie troublante du «poème en prose», Rimbaud lui donnant sa configuration, presque sans successeurs. Mallarmé, diagnostiquant la «crise de vers». Mais la surmontant en donnant à celui-ci une nouvelle attribution: «le vers […] de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire». Il peut ainsi déplacer, avec une perspicacité prémonitoire, ce qui étaie la consistance du poème: «[…] une régularité durera parce que l’acte poétique consiste à voir soudain qu’une idée se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur et à les grouper […]. Dit autrement, la poésie persistera par ce trait: elle opère par découpe.
Dans le même temps, des romanciers (dont ce Flaubert, qui nous vaut tant de gloire chez les écrivains d’autres mondes) refusent à leur tour d’être confondus avec la prose – celle que parle Monsieur Jourdain sans le savoir – et revendiquent d’écrire une prose d’art.
Chez les poètes, le mouvement contraire périodiquement a lieu: sous l’impératif de sortir du poétique par un prosaïsme, en allant chercher du côté de la prose ce qui est tenu hors champ du poème. Cas, majeur, de Dante pour la Comédie. Ou de Baudelaire dans ses Fleurs du Mal.
Quand certains romanciers ont besoin d’une tenue de la langue d’autant plus serrée que leur monde est prose, il s’agit pour d’autres de se rapprocher violemment de la prose d’un monde, en travaillant avec des éléments d’autres proses jusque là exclues du champ du romanesque: ainsi Pasolini dans ses premiers romans «romains».
Je donne peu d’exemples, car chacun aura aisément les siens.
Ces mouvements alternés attestent au moins qu’il y a une seule langue, sur laquelle s’enlève toute forme inventée – que celle-ci soit de prose ou de poésie.
Mais alors, je ne peux plus maintenir l’énoncé du maître de philosophie, qui me réjouissait tant. Je devrais dire: sur ce fond prose/vers, il y a des façons de proses et des façons de poésie, qui ne sont ni prose ni vers. Je dis «façons» parce que ce n’est pas de «genres» qu’il doit être question à mon sens ici, mais de ce qui se produit, se construit, et respire dans le vis à vis prose/poésie.
Des disputes éclatent souvent sur la question de savoir lequel de ces deux régimes de langue serait originaire, ou premier, ou central. Soares voit dans la poésie «quelque chose d’enfantin, de mnémonique, d’auxiliaire et d’initial», une sorte de propédeutique de la prose, à l’usage des enfants… Quand pour Mallarmé, si «Arcane étrange; et, d’intentions pas moindres, a jailli la métrique aux temps incubatoires», seul le vers, «complètement supérieur», «rémunère le défaut des langues». Comme il semble avéré qu’il n’y a pas de pays ni de temps sans poètes, parfois plus éloignés encore de la langue commune par le chant, il y a partout nécessairement du deux. C’est ce qu’il me paraît crucial d’observer.
Cette dispute est d’ailleurs sans issue possible, ni dénouement. Je m’y glisserai pourtant à travers une interrogation sur le mythe initial: pourquoi cette fin sanglante d’Orphée, ce démembrement furieux par les Ménades, dans lequel seule la tête du poète sera sauvée, de justesse, par Apollon/Phoebus l’arrachant aux dents du serpent? Une interprétation courante est que, chez Ovide du moins, la fureur des femmes de Thrace serait provoquée par la fidélité d’Orphée à Eurydice qui le conduit à rejeter toute nouvelle compagnie féminine. Cela me semble assez loin de ce qui est en jeu.
Des poètes aussi différents que Mandelstam et Jack Spicer ont discerné dans la quête et la perte par Orphée d’Eurydice le rapport même du poète au poème. Spicer, en discussion avec l’un de ses interlocuteurs dans la deuxième des Trois leçons de poétique données à Vancouver les 13, 15 et 17 juin 1965 (Editions Théâtre typographique 2013), déclare ainsi:
«Q: Vous dites que vous ne pouvez pas vous mêler du chemin [du poème], ou que vous ne pouvez pas vous retourner sur les signes que vous y avez laissés.
Jack Spicer: Je crois que c’est exactement ce que fait le mythe d’Orphée et Eurydice pour la poésie grecque. Si vous vous retournez, Eurydice ne sort pas des enfers avec vous.»
Chez Mandelstam les figures d’Eurydice et de Psyché s’entremêlent et le poème-hirondelle s’échappe toujours du royaume de Perséphone ou y retombe, impitoyablement:
«J’ai oublié le mot que j’avais voulu dire
Et l’hirondelle aveugle retourne chez les ombres
Pour jouer, ailes coupées, avec les translucides.»
Nadejda Mandelstam raconte comment elle avait l’impression «que les vers existaient avant d’avoir été composés. […] Tout le processus de la composition consistait à capter avec attention, puis à rendre manifeste l’unité de l’harmonie et du sens, préexistante et venue on se sait d’où, qui se matérialisait peu à peu avec des mots. Le dernier stade du travail consistait à nettoyer le poème des mots fortuits, n’appartenant pas au tout harmonieux avant qu’il se manifestât.» Alors «le poème semblait se détacher de son auteur et cesser de le torturer par son bourdonnement. […] Si le poème ne se détache pas, disait Mandelstam, c’est qu’il y a en lui quelque chose qui ne va pas, ou bien qu’il reste encore quelque chose de caché, c’est à dire un bourgeon où cherche à percer une pousse nouvelle; autrement dit le travail n’est pas terminé».
Ce qui reste à la poésie, c’est donc toujours, pour reprendre l’expression de Celan, un «résidu chan table». La poésie survient là où l’obstacle du lan gage, sa résistance, sont nommés en même temps que passés. Ce que le poème retient, c’est que le langage ne convient essentiellement pas à ce qu’il y a à dire. Il lui faut donc s’orienter avec probité sur cette non convenance. Spicer, qui aime prendre ses repères dans le jeu de base-ball, décrit avec humour cette limite: «C’est comme si on disait, que se passerait-il si on était capable d’obtenir un score de, disons, .997 à la batte, ou un truc du genre. Il se trouve que cette menace, être en mesure de mettre sur le papier tout ce qui est transmis, ne se présente jamais.»
La prose serait-elle aimantée par la conviction inverse? Puiserait-elle, dans le visage du poème, une confiance dans des ressources de la langue supérieures à celles que «la prose sans vis à vis» semble contenir? On le constate chez Monsieur Jourdain: à peine apprend-il que ce qu’il parle est de la prose qu’il y découvre des trésors qu’il ne soupçonnait pas. Et à nouveau je ne dis pas cela par moquerie, mais pour louer au contraire l’intuition fine de Molière.
Dans les Métamorphoses, l’amour d’Orphée et d’Eurydice se déploie sous de sombres auspices: Hyménée, qui devrait consacrer leur union, s’est éloigné dans le ciel immense, vêtu de son manteau safran, et c’est de mauvais gré qu’il revient à l’appel d’Orphée. Bref sera le destin d’Eurydice que le serpent caché dans l’herbe va tuer à peine mariée; et que son époux va tuer une deuxième fois en tournant les yeux vers elle «dans la peur de la perdre et le désir fou de la voir». Puissante image de l’arrachement du poème à un monde opaque et mort, et de la distance que le poète doit maintenir à lui, jusqu’à ce qu’il puisse être là, vivant parmi les vivants. Capable de désarmer le royaume des morts par son chant, Orphée est pour jamais condamné à perdre, s’il se retourne sur lui, ce qu’il ramène des profondeurs de la terre et de l’obscurité. Le poète doit laisser passer le poème qui remonte à la surface. Il peut le conduire, le toucher â tâtons dans le brouillard, mais il ne peut ni ne doit chercher à le voir avant qu’il ne soit là. Tout l’art du monde ne ramènera pas à la vie le poème qui s’est abattu sans vie sur un sol de cendre.
Je remarque qu’une fois Eurydice perdue, le poète devient non seulement celui par qui les arbres poussent avec ardeur, mais surtout celui qui chante désormais tous les amours, toutes leurs sortes: amour pour les jeunes garçons d’abord; tendresse entre l’homme et l’animal - celle de Cyparissus pour le grand cerf aux ramures d’or, celle de l’aigle Jupiter pour Ganymède; passion de Phoebus pour le jeune Hyacinthe, de Pygmalion pour sa statue d’ivoire; désir incestueux de Myrrha pour son père Cinyras; séduction de Vénus succombant à la beauté d’Adonis (enfant de cette union du père et de la fille); amour oublieux des normes d’Hippomène pour Atalante…
Par ces histoires le poète suscite «l’adhésion des forêts, des roches et des animaux sauvages», mais aussi la fureur de femmes offensées par le récit de ces amours étranges. Il leur faut couvrir cette parole par d’autres bruits. La violence des cris, la stridence de la flûte, le battement des tambourins et des pieds, les hurlements bachiques, tout est bon pour le faire taire, car on ne peut atteindre le poète que s’il a d’abord été contraint au silence:
«Alors les pierres finissent
Par rougir du sang de ce poète qu’on n’écoute plus»
«Tandis qu’il tend les mains et, pour la première fois, prononce
Vainement des mots qui n’émeuvent personne».
Déchirante faiblesse de celui qu’on détruit pour avoir parlé de ce dont on ne peut pas parler, de ce qu’il aurait fallu taire.
Aujourd’hui, la tension – si on la considère du côté poésie (et j’abandonne ici la prose) – vibre sous l’effet d’une difficulté double: le vers, c’est à dire l’exigence d’une découpe, demeure, pour les raisons énoncées avec clarté par Mallarmé, l’horizon de la poésie, - quoique chacun dise et fasse ou défasse en la matière; mais en outre, au cœur des œuvres de poésie, quand celles-ci tiennent l’exigence d’impersonnalité, il y a, sous diverses espèces, le désir d’une identité impossible entre un être et un dire. Qui se tente par bien des voies, même divergentes. J’en indiquerai deux, voisines celles-ci, en dépit des apparences.
Caeiro, le Maître des hétéronymes pessoens, oriente son effort sur le désir de penser et d’écrire «comme les fleurs ont une couleur», et commente ainsi cette volonté:
«Ah ne comparons rien du tout, regardons,
Laissons là analyses, métaphores, similitudes.
Comparer une chose à une autre, c’est oublier cette chose.
Aucune chose n’en rappelle une autre si nous portons toute notre attention sur elle.
Chaque chose ne rappelle que ce qu’elle est
Et elle n’est rien que ce que rien d’autre n’est.
La sépare de toutes les autres le fait qu’elle est elle.
(Tout est ce rien sans autre chose qu’il n’est pas.)»
(Poèmes désassemblés, in Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, La Pléiade, 2001, page 84.)
Stevens sans renoncer à la métaphore, énonce que le poème:
«ne doit rien dire du fruit qui ne soit vrai,
Ne rien penser, qui soit moindre. Il doit défier
La métaphore qui occit la métaphore»,
Car
«ce qu’il veut pour image est un second de l’être».
Un second, non un double. Non pas une représentation mais que l’être soit ainsi présent une seconde fois.
Stevens poursuit, par des moyens opposés, un objectif identique à celui de Caiero: que le poème soit «part de la chose même, et non à son propos».
Et il parle à peu près pour tous quand il écrit, dans Une soirée ordinaire à New Haven:
«Nous cherchons
Le poème de la réalité pure, intouchée
Par un trope ou une déviation, droit au mot,
Droit à l’objet transpercé, à l’objet
Au point exact où il est lui-même»
J’ai toujours été stupéfiée par la fin du «Cratyle», par ce moment où, contre l’affirmation de Cratyle: «qui sait les noms sait aussi les choses», Socrate avance l’hypothèse audacieuse, inimaginable: «il est vraisemblablement possible de comprendre les êtres sans l’aide des noms»; et esquisse, dans la foulée, une méthode: «c’est déjà bien de reconnaître qu’il ne faut pas partir des noms et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d’elles-mêmes qu’en partant des noms». Il me semble que cela a été, est et sera la recherche singulière de ce dont poésie est le nom, dès lors qu’elle sait qu’elle fait deux avec prose. Vive Monsieur Jourdain!
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