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« indietro «Tenir tout un monde sur la paume et puis souffler».
L’oublieuse mémoire de Pierluigi Cappello
a cura di Marina Seretti
Poète italien né à Gemona dans le Frioul en 1967, Pierluigi Cappello a publié de nombreux recueils dont Le nebbie (1994), La misura dell’erba (1998), Amôrs (1999), Dentro Gerico (2002), Dittico (2004), Assetto di volo (2006), recevant plusieurs prix (le prix Montale Europa di poesia en 2004, le prix de Pise 2006, celui de Bagutta Opera Prima en 2007). Son dernier recueil publié en mai 2010, Mandate a dire all’imperatore (Crocetti, Milano, 2010) a été salué par le prix Viareggio-Repaci. En 2013, sa première oeuvre romanesque – Questa Libertà – paraît chez Rizzoli, ainsi que l’ensemble des poésies Azzuro elementare.
Avec un groupe de poètes de sa région, Pierluigi Cappello a fondé et dirigé pendant un certain temps la collection «La barca di Babele». Cet engagement régionaliste (édition de textes d’auteurs vénitiens, triestins, frioulans) s’exprime clairement dans sa propre poésie, tant par le thème – paysages de campagne ou de forêt, culture paysanne, métiers ruraux, artisanat – que par la langue ou le style choisis: chants populaires traduits du frioulan, mélange d’un style très lyrique et d’un style «pauvre» jouant sur l’oralité et les tours de langue populaires, ainsi que l’affirme l’un de ses poèmes, «parole povere»[1].
Le titre du recueil – Mandate a dire all’imperatore – est celui du mystérieux poème d’ouverture, offert au lecteur en manière de conte énigmatique. Le recueil lui-même se partage en quatre séquences: «VOS NOMS», «DEDICACE A QUI SAIT», «RESTER» et «LA ROUTE DE LA SOIE». Nous proposons ici une traduction de certains poèmes, extraits des trois premières sections[2]. Dans chacune, le rapport à la mémoire trouve de nouvelles variations.
Omniprésente dans la première partie, la mémoire est l’instrument du poète, charme propre à évoquer les personnes chères et disparues, le lieu des années d’enfance et d’adolescence (Chiusaforte), le folklore de sa région (Ciant di Avrîl; Cence di te, cun te). Manière d’autobiographie poétique, «VOS NOMS» déforme la perception du temps à travers les éléments du paysage souvenu (lumière, bois, froid humide, neige, azur, aiguilles de pins), le temps s’entrelace en lui-même enfermant dans ses rets d’impossibles spectres et de vivants tombeaux, confondant les visages du poète, faisant éclater les voix dans une réalité devenue vaporeuse comme le rêve. L’immense labyrinthe de la mémoire. De rares présences rendent possible et presque tangible la matière solaire de l’oubli (Lettera per una nascita, Pratoline), celles d’une naissance, d’un enfant (Chiara, la fille du poète). Mais alors, plus et autre que l’oubli, il s’agit du soleil de l’instant, celui d’une présence entière au monde, présence absolue c’est-à-dire absence pure et simple de mémoire. Une sorte d’amnésie radicale et première, et non pas un oubli progressif (processus actif d’effacement ou de perte), comme le chante non sans ironie le poème-comptine Marguerites:
le pratoline fioriscono nel verde
in ferocia e purezza, la vita senza memoria
i tuoi piedini nel sole.
Les marguerites parmi le vert fleurissent
en férocité, en pureté, la vie sans mémoire
tes petits pieds au soleil.
«DEDICACE A QUI SAIT», la deuxième partie du recueil décrit à demi-mots, en demi-teintes, les moments d’une romance amoureuse, depuis la confiance, l’intimité premières jusqu’à la mélancolie et l’oubli. Cette fois, la mémoire n’est plus cette infernale machine à évoquer, par le chant, mais une façon de saisir le moment, de le cristalliser jusqu’à la nostalgie. Aussi la mémoire – souvenir et oubli – se conjugue t-elle essentiellement au présent, l’amour se souvient et s’oublie dans le temps même où il se vit, source immédiate de croisements temporels.
Dans «RESTER», cette tension au présent s’accomplit apparemment dans un lyrisme traditionnel – la célébration de l’instant présent – mais ce «rester» inverse la tradition par un procès de rémanence où tout moment s’alentit progressivement et s’égale aux autres. Il ne s’agit pas seulement, selon l’adage épicurien, de cueillir le jour (Poiein). Le poème, ce qui fait poème, c’est un vivre toujours, tout le jour, un seul et même jour, sans fin (Mattino, Matin d’un jour qui sans cesse commence, jour de matin). Les frontières du souvenir et de l’oubli s’évanouissent, l’absence de mémoire se constitue en impossible conscience d’un instant continu, d’un point étendu, lucide folie.
I VOSTRI NOMI/ VOS NOMS
DEDICA A CHI SA/ DEDICACE A QUI SAIT
RESTARE/RESTER
Note de traduction
N’étant pas traductrice de formation, mais seulement lectrice et, à ma mesure, écrivain, ce n’est pas sans scrupule que j’ai décidé de traduire ces quelques poèmes de Pierluigi Cappello. Mes modèles en la matière, s’ils sont connus et appréciés (Nerval traducteur de Goethe et de Heine, Chateaubriand de Milton, Baudelaire d’Edgar Poe, André du Bouchet de Paul Celan, Bonnefoy de Keats et Leopardi, etc.), sont loin de constituer des garants pour mes propres tâtonnements.
Certes, à maints égards, la langue poétique de Cappello peut sembler «facile», elle use en effet de tournures orales, d’expressions populaires, de formes souvent brèves, en vers libres, sans raffinement excessif de ponctuation. Pour autant, cette simplicité même pourrait bien constituer toute la difficulté.
En effet, les images fluides et frappantes naissent au gré d’un dialogue fragmentaire, d’un souvenir ou d’un paysage esquissé, avec la couleur et le rythme d’une croissance naturelle et nécessaire. Les portraits se morcellent en blasons minuscules: des «pupilles d’enfants», les «veines gonflées du cou», «les lèvres au profil fermé»… Et pourtant, d’un trait cette évocation suffit à peindre une familiarité, avec l’étrangeté d’un souvenir qui aurait pu vous appartenir. Les paysages n’ont presque aucune couleur, «les murmures s’éteignaient dans le gris du soir». Le monde de la mémoire est un nocturne, semblable à ces eaux-fortes dont l’acide force les contrastes. Des instantanés font irruption avec splendeur dans ce décor noir et blanc: «après que tout brûle et l’éclat des incendies / cuivre les épaules d’Enée, Anchise sauvé des ruines»[3]. Ce colorisme délicat impose au traducteur un double principe de force et de sobriété. J’ai parfois pris quelques libertés avec le jeu des sonorités, transposé ou dérivé d’un vers à l’autre, et les jeux de langage que permettent, notamment, certaines prépositions en français. Ainsi, pour rendre le paradoxe d’un mouvement immobile en lui-même, ai-je traduit «il passo un passo radicato», «le pas à pas enraciné». J’espère avoir su garder l’esprit de légèreté grave et de «regret souriant» (Baudelaire) qui porte ces poèmes.
Il est enfin une dernière difficulté que je n’ai pas essayé de résoudre, c’est le caractère singulier, régional et proprement intraduisible de certains thèmes ou objets, telle cette «gorgée de café», dont la saveur, longtemps gardée, est celle d’une rencontre. Seul le désir peut subvenir au défaut de l’expérience et porter le lecteur étranger jusqu’au port de Trieste ou, plus loin, dans un petit village frioulan, jusqu’à la saveur d’une certaine gorgée… Pour reprendre la belle formule de Roland Barthes: chacun lit avec son désir, et je n’en f inis pas de désirer.
Note [1] Pierluigi Cappello, Mandate a dire all’imperatore, Milano, Crocetti, 2010 ; «I VOSTRI NOMI», parole povere, p. 19. [2] La dernière partie, «LA ROUTE DE LA SOIE», est un grand poème où le rêve se mêle au souvenir dans un voyage allégorique et initiatique, épopée singulièrement familière, portée par un souffle dantesque. [3] Cf. Tramandare: «dopo che tutto brucia e la luce degli incendi / fa luminose le spalle di Enea, Anchise salvato dai crolli.» ¬ top of page |
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